Je reproduis ci-dessous un texte que j'ai écrit en 2010 pour un numéro de La Revue Commune consacré au « camarade Sartre ». La revue ne connaît pas une très grande diffusion et n'a malheureusement pas pu continuer à sortir d'autres numéros après celui-ci pour des raisons financières. Néanmoins, il reste disponible sur le site de sa maison d'édition Le Temps des Cerises.
Sartre, ou « l’enfant terrible de la bourgeoisie »[1]
Les idées dominantes, comme le dit Marx, sont celles de la
classe dominante — et si un des fils de cette classe, indigné par ce que
ces idées prétendaient justifier, s’engageait à les mettre à mal ? Le sale
gosse ! Que faire de ce traître qui scandalise ceux-là mêmes qui le mirent
au monde ? Parfois, à l’aide de quelques ruses, le trublion peut être
« récupéré » ; dans d’autres cas, en revanche, il se montre plus
résistant… A l’époque de Socrate, la solution s’appelait la ciguë. Mais à
l’époque bourgeoise, où l’on prétend à la liberté d’expression, nos
bien-pensants doivent se contenter d’un autre recours ; si la brebis
galeuse ne peut être ni récupérée ni exécutée, il reste une solution :
l’occulter. A l’évidence, c’est le sort que l’on a réservé à Jean-Paul Sartre.
En effet, l’idéologie dominante veut aujourd’hui que la
pensée sartrienne se caractérise avant tout par son « inactualité ». Mais
l’acharnement même avec lequel on insiste — depuis de nombreuses années… — sur sa « désuétude » ne
témoigne-t-il pas, au contraire, d’une volonté d’étouffer une voix
potentiellement lumineuse ? Alors pourquoi Sartre gêne-t-il tant la
bourgeoisie ? De fait, si celle-ci n’évoque jamais celui-là que pour mieux
l’enterrer, force est de constater qu’elle n'a jamais su récupérer cet « enfant
terrible » issu de son sein, et qui ne cesse de déstabiliser sa classe de
l'intérieur.
Dès ses premiers écrits, Sartre se livre à une guerre sans
merci, tant sur le plan philosophique que sur le plan littéraire, contre
l’idéologie bourgeoise. Cela se manifeste notamment dans sa critique de tout ce
qui relève de la réification, à
laquelle il donne, fort souvent, l’image d’engloutissement.
Que ce soit « l’Esprit-Araignée » qui, dans Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl,
« attirait les choses dans sa toile, les couvrait d’une bave blanche et
lentement les déglutissait [2]
» ; ou cette « bête lymphatique » qui, dans La Nausée, voulait s’engraisser du sang de Roquentin en le
réduisant à une catégorie sociale toute faite [3]
— on constate une répugnance soutenue dans l’œuvre de Sartre pour le visqueux, le glutineux, c’est-à-dire, tout ce qui brise l’élan du vivant, le
colle à une position fixe et le réduit ainsi à l’impuissance. Il s’agit là,
certes, d’un éloge de la vie contre la mort, de la liberté contre
l’oppression ; mais il faut y voir également ce fameux « travail
contre soi » — contre soi en tant que bourgeois, notamment — que Sartre mena toute sa vie. Agacé par
sa classe, il refuse de s’y laisser engloutir ; et, par l’écriture, ce
dialogue avec soi et contre soi se traduit par un long dialogue avec la
bourgeoisie et contre elle.
C’est un des paradoxes de cet homme à
contradictions : il se sent solidaire de ceux qui veulent renverser la
bourgeoisie, et pourtant presque toutes ses œuvres s’adressent à elle. Notons,
cependant, que c’est pour lui dire ce
qu’elle ne veut pas entendre. En lisant La
Nausée, par exemple, le lecteur bourgeois se reconnaît aisément dans ce
journal intime d’un petit-bourgeois à la recherche de la liberté ; au
cours de la lecture, cependant, il découvre que les « honnêtes
gens », avec leurs petites cérémonies, leurs pratiques de distinction,
leurs statues en bronze et leur soi-disant humanisme, sont, en fait, des
« salauds ». Et par là, Sartre entend, non pas un simple trait de
caractère, mais un mode de vie élitiste qui met un masque de noblesse sur
des pratiques d’oppression. Sartre s’en prend encore aux « salauds »
notamment au temps de la guerre d’Algérie : pendant que les Français
digéraient passivement les rumeurs sur la torture, les massacres et les
violences policières ; pendant que, à Paris même, on découvrait les cadavres
d’Arabes jetés dans la Seine ou pendus dans le bois de Boulogne ; pendant
que la France, afin de conserver sa fierté de grande nation, s’endormait, ne
voyant que les violences commises par le FLN ; et pendant que la presse
respectueuse, soucieuse de ne pas « démoraliser » un peuple pointé du
doigt, disait aux Français : « Vous êtes formidable », Sartre
leur disait : « Nous sommes tous des assassins », —
et leur ouvrait les yeux sur la violence institutionnelle
sur laquelle était fondé le système colonial [4].
Cela, la bourgeoisie paternaliste ne voulait pas l’entendre. Pour les
Algériens, en revanche, quelle bouffée d’air frais que d’avoir un des plus
grands écrivains français de leur côté !
C’est que, pour Sartre, l’intellectuel
« engagé » doit toujours se mettre du côté des opprimés. Qu’est-ce
qui le pousse à s’engager ainsi ? L’intellectuel occidental contemporain,
selon Sartre, est une figure qui se recrute parmi ce qu’il appelle les
« techniciens du savoir pratique » — c’est-à-dire, les professeurs,
les scientifiques, les ingénieurs, les écrivains, les médecins, etc. — et qui
apparaît lorsque les lois universelles de son travail entrent en contradiction
avec les lois particularistes de la structure capitaliste. Un remède que
découvrent des chercheurs en médecine, par exemple, peut guérir, en principe, n’importe quel corps humain ; mais
la recherche du profit et les lois du marché qui règlent la production
capitaliste font que ce remède universel ne sera probablement accessible qu’à
une élite privilégiée. De même, les recherches que mènent des savants nucléaires
débouchent sur la découverte de lois universelles dans le domaine de la
science ; mais à l’ère du capitalisme monopolistique, l’armée américaine,
par exemple, peut se servir de ces recherches pour mettre au point des armes
très destructrices, dans le cadre d’une politique impérialiste servant les
intérêts particuliers d’une minorité très puissante. Dans la mesure où ces
chercheurs en médecine et en physique nucléaire touchent dans leurs recherches
à l’universel, ce sont ne sont pas encore des intellectuels : ce sont des
techniciens du savoir pratique. Mais si ces mêmes chercheurs, indignés par les
fins que sert leur travail, se rassemblaient afin d’y résister et de mettre
l’opinion publique contre cette exploitation de leurs recherches — alors,
dit Sartre, ils deviennent des intellectuels [5].
Cette découverte de l’aliénation, en soi et hors de soi, est ce qui rapproche
l’intellectuel des autres personnes exploitées et aliénées. La contradiction
dont il souffre étant celle de la société capitaliste elle-même, il se met du
côté de ceux qui veulent la dépasser.
Mais il existe d’autres techniciens du savoir pratique qui
arrivent à s’accommoder de leur contradiction. En effet, il faut se rappeler
que la plupart d’entre eux sont issus de la bourgeoisie, qu’ils ont reçu une
éducation bourgeoise, et que, par conséquent, ils sont imprégnés, malgré eux,
de préjugés et de l’élitisme bourgeois. Prédisposés par leur salaire et leur
prestige supérieurs à se sentir au-dessus des catégories populaires, certains
d’entre eux « se sont, tôt ou tard, faits [les] chiens de garde [de la
bourgeoisie], comme a dit Nizan. Les autres, ayant été sélectionnés, demeurent
élitistes même quand ils professent des idées révolutionnaires. Ceux-là, on les
laisse contester : ils parlent le langage bourgeois. Mais doucement on les
tourne et, le moment venu, il suffira d’un fauteuil à l’Académie française ou
d’un prix Nobel ou de quelque autre manœuvre pour les récupérer [6]. »
C’est le piège que l’on tendit à Sartre en 1964 — et qu’il évita en devenant le
premier écrivain à décliner volontairement le prix Nobel de littérature. C’est
que ce prix, pour Sartre, renforce les rapports d’inégalité entre les hommes ; il s’agit d’une petite distinction qui, en brisant les liens
humains de solidarité et d’égalité, relève du monde élitiste des
« salauds ». Accepter ce prix l’aurait donc mis en contradiction avec
les rapports humains réciproques qui
lui étaient si chers — réciprocité affirmée avec rigueur dans les dernières
lignes des Mots : « Ce que
j’aime en ma folie, c’est qu’elle m’a protégé, du premier jour, contre les
séductions de “ l’élite ” : jamais je ne me suis cru l’heureux
propriétaire d’un “ talent ” : ma seule affaire était de me
sauver — rien dans les mains, rien dans les poches — par le travail et la foi.
Du coup ma pure option ne m’élevait au dessus de personne : sans
équipement, sans outillage je me suis mis tout entier à l’œuvre pour me sauver
tout entier. Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que
reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous
et que vaut n’importe qui [7]. »
Ainsi, que ce soit en s'adressant sans cesse aux bourgeois
pour leur dire ce qu'ils ne veulent pas entendre ; en se faisant un
intellectuel engagé du côté des opprimés, à l'inverse des « chiens de
garde » ; ou en déclinant le prix Nobel de littérature, institution de la
distinction bourgeoise par laquelle la classe dominante peut récupérer ses
enfants ayant « erré du droit chemin » — on comprend que Sartre gêne tant la
bourgeoisie, tel un fils qui révèle la vraie nature de ses parents, et que sa
voix soit occultée par l’idéologie dominante. Pour nous qui luttons contre la
domination bourgeoise, en revanche, voilà pourquoi cette voix lumineuse nous
manque tellement aujourd'hui.
Bradley T. Smith
[1].
Nous devons cette expression à Sartre lui-même. Voir J.-P. Sartre, « Justice
et État » [1972], in Situations,
X, Paris, Gallimard, 1976, p. 62.
[2]. J.-P.
Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl :
L’intentionnalité » [1939], in Situations,
I, Paris, Gallimard, 1947, p. 29.
[3]. Cf.
J.-P. Sartre, La Nausée, Paris,
Gallimard, 1938, p. 169-170.
[4].
Voir, à ce propos, les textes de Sartre touchant au colonialisme et au
néo-colonialisme regroupés dans Situations,
V, Paris, Gallimard, 1964.
[5].
Nous empruntons ces deux exemples à Sartre ; cf. J.-P. Sartre, « Plaidoyer
pour les intellectuels » [1965], in Situations,
VIII, Paris, Gallimard, 1972, p. 378 et 394.
[6]. J.-P.
Sartre, « Justice et État », op.
cit., p. 61.
[7]. J.-P.
Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard,
1964, p. 206.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire