mardi 28 janvier 2014

François Hollande n'est pas social-démocrate

Je ne suis pas d'accord pour dire que, depuis sa présentation du « pacte de responsabilité » le 14 janvier 2014, François Hollande assume entièrement sa politique pour ce qu'elle est en la qualifiant de « social-démocrate ». 

La social-démocratie est une politique réformiste qui conserve l'économie de marché mais qui en adoucit les effets néfastes sur le salariat au moyen de l'intervention de l'Etat. L'État réglemente l'économie de manière à limiter les excès, les risques et l'exploitation vers lesquels le capitalisme tend naturellement. Il développe et renforce un système de protection sociale et limite les inégalités sociales au moyen d'une politique fiscale et d'un système de redistribution qui transfèrent des richesses de haut en bas. Il crée de nouveaux droits pour les travailleurs tels que des congés payés, une semaine légale de travail réduite, un droit à la retraite plus jeune, etc. Pour stimuler la croissance, l'État cherche à le faire du côté de la demande : il augmente ses dépenses, hausse les salaires, développe les services publics et embauche dans le secteur public. La social-démocratie n'est pas une politique révolutionnaire dans la mesure où elle ne cherche pas à transformer fondamentalement la structure économique de la société. Mais c'est une politique progressiste dans la mesure où elle promeut le bien-être du salariat et limite le pouvoir du patronat.

La politique de François Hollande conserve aussi l'économie de marché, mais à l'inverse de la social-démocratie, elle endurcit les effets néfastes du capitalisme sur le salariat et renforce le pouvoir du patronat. Au nom de l'équilibre budgétaire, et pour stimuler la croissance, Hollande ne fait pas une politique de la demande, mais une politique de l'offre. Cela veut dire qu'il cherche à créer des conditions plus favorables au patronat en éliminant les entraves étatiques à la rentabilité financière, avec l'idée que cela conduira les entreprises privées à développer leurs investissements et leurs offres d'emploi. Les nouvelles richesses créées sont censées ensuite « ruisseler vers le bas », vers le reste de la société. Or, les entraves étatiques qu'il s'agit d'éliminer sont celles d'une politique social-démocrate. En réduisant les impôts sur les entreprises et les cotisations patronales, sans même imposer des contreparties en termes de création d'emploi, le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi et le pacte de responsabilité affaiblissent le financement du système de protection sociale et transfèrent quelques dizaines de milliards d'euros du salariat au patronat. En combinant cette politique avec des politiques d'austérité voulues par la Commission européenne, les coupes dans les dépenses publiques mettent une pression vers le bas sur le montant des allocations sociales et sur le bon fonctionnement des services publics. Pour ne citer qu'un exemple, je vois l'impact des restrictions budgétaires sur le fonctionnement de l'université, avec des gels de postes titulaires et le recours à des vacations précaires et mal payées. En rallongeant la durée de cotisations, la réforme de la retraite repousse d'autant plus loin l'accès à une retraite à taux plein en bonne santé. En renforçant le pouvoir décisionnaire des patrons et en affaiblissant le pouvoir d'intervention des salariés dans les comités d'entreprise, la loi issue de l'Accord national interprofessionnel assouplit les conditions de licenciement et endurcit les conditions dans lesquelles les salariés travailleront s'ils veulent conserver leur emploi. En laissant stagner les salaires et en rendant imposables des millions de salariés qui ne l'étaient pas auparavant, la politique salariale et fiscale du gouvernement diminue le pouvoir d'achat des gens modestes, alors même que les couches favorisées de la société s'enrichissent. Ainsi, la politique économique de Hollande tend à faire reculer le bien-être économique du salariat et à renforcer le pouvoir et les fortunes du patronat.

Je propose donc que nous soyons encore plus honnêtes et que nous appelions un chat un chat. La politique économique de Hollande n'est pas social-démocrate, ni social-libérale ; c'est une politique libérale, point. Elle ne s'inscrit pas dans la lignée politique d'un Blum, d'un Beveridge ou d'un Roosevelt, mans dans celle d'un Reagan et d'une Thatcher. Ce n'est pas une politique économique de gauche, mais une politique économique de droite. Et si l'on veut me citer les cas de Clinton, de Blair et de Schröder pour me dire que la social-démocratie n'a pas le même sens aujourd'hui par rapport au milieu du XXe siècle, je répondrai que tous ces hommes sont des libéraux et pas des social-démocrates non plus. Plutôt que de vider le mot social-démocrate de son sens en le confondant avec le libéralisme économique, je préfère qu'on admette haut et fort qu'il n'y a pas de politique social-démocrate menée en France aujourd'hui. Si Hollande voulait vraiment assumer la politique économique qu'il a toujours soutenue, il l'appellerait une politique libérale, un point c'est tout. 

vendredi 15 novembre 2013

Sartre, ou « l'enfant terrible de la bourgeoisie »



Je reproduis ci-dessous un texte que j'ai écrit en 2010 pour un numéro de La Revue Commune consacré au « camarade Sartre ». La revue ne connaît pas une très grande diffusion et n'a malheureusement pas pu continuer à sortir d'autres numéros après celui-ci pour des raisons financières. Néanmoins, il reste disponible sur le site de sa maison d'édition Le Temps des Cerises.





Sartre, ou « l’enfant terrible de la bourgeoisie »[1]


     Les idées dominantes, comme le dit Marx, sont celles de la classe dominante — et si un des fils de cette classe, indigné par ce que ces idées prétendaient justifier, s’engageait à les mettre à mal ? Le sale gosse ! Que faire de ce traître qui scandalise ceux-là mêmes qui le mirent au monde ? Parfois, à l’aide de quelques ruses, le trublion peut être « récupéré » ; dans d’autres cas, en revanche, il se montre plus résistant… A l’époque de Socrate, la solution s’appelait la ciguë. Mais à l’époque bourgeoise, où l’on prétend à la liberté d’expression, nos bien-pensants doivent se contenter d’un autre recours ; si la brebis galeuse ne peut être ni récupérée ni exécutée, il reste une solution : l’occulter. A l’évidence, c’est le sort que l’on a réservé à Jean-Paul Sartre.

     En effet, l’idéologie dominante veut aujourd’hui que la pensée sartrienne se caractérise avant tout par son « inactualité ». Mais l’acharnement même avec lequel on insiste — depuis de nombreuses années… — sur sa « désuétude » ne témoigne-t-il pas, au contraire, d’une volonté d’étouffer une voix potentiellement lumineuse ? Alors pourquoi Sartre gêne-t-il tant la bourgeoisie ? De fait, si celle-ci n’évoque jamais celui-là que pour mieux l’enterrer, force est de constater qu’elle n'a jamais su récupérer cet « enfant terrible » issu de son sein, et qui ne cesse de déstabiliser sa classe de l'intérieur.

     Dès ses premiers écrits, Sartre se livre à une guerre sans merci, tant sur le plan philosophique que sur le plan littéraire, contre l’idéologie bourgeoise. Cela se manifeste notamment dans sa critique de tout ce qui relève de la réification, à laquelle il donne, fort souvent, l’image d’engloutissement. Que ce soit « l’Esprit-Araignée » qui, dans Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl, « attirait les choses dans sa toile, les couvrait d’une bave blanche et lentement les déglutissait [2] » ; ou cette « bête lymphatique » qui, dans La Nausée, voulait s’engraisser du sang de Roquentin en le réduisant à une catégorie sociale toute faite [3] — on constate une répugnance soutenue dans l’œuvre de Sartre pour le visqueux, le glutineux, c’est-à-dire, tout ce qui brise l’élan du vivant, le colle à une position fixe et le réduit ainsi à l’impuissance. Il s’agit là, certes, d’un éloge de la vie contre la mort, de la liberté contre l’oppression ; mais il faut y voir également ce fameux « travail contre soi » — contre soi en tant que bourgeois, notamment — que Sartre mena toute sa vie. Agacé par sa classe, il refuse de s’y laisser engloutir ; et, par l’écriture, ce dialogue avec soi et contre soi se traduit par un long dialogue avec la bourgeoisie et contre elle.

    C’est un des paradoxes de cet homme à contradictions : il se sent solidaire de ceux qui veulent renverser la bourgeoisie, et pourtant presque toutes ses œuvres s’adressent à elle. Notons, cependant, que c’est pour lui dire ce qu’elle ne veut pas entendre. En lisant La Nausée, par exemple, le lecteur bourgeois se reconnaît aisément dans ce journal intime d’un petit-bourgeois à la recherche de la liberté ; au cours de la lecture, cependant, il découvre que les « honnêtes gens », avec leurs petites cérémonies, leurs pratiques de distinction, leurs statues en bronze et leur soi-disant humanisme, sont, en fait, des « salauds ». Et par là, Sartre entend, non pas un simple trait de caractère, mais un mode de vie élitiste qui met un masque de noblesse sur des pratiques d’oppression. Sartre s’en prend encore aux « salauds » notamment au temps de la guerre d’Algérie : pendant que les Français digéraient passivement les rumeurs sur la torture, les massacres et les violences policières ; pendant que, à Paris même, on découvrait les cadavres d’Arabes jetés dans la Seine ou pendus dans le bois de Boulogne ; pendant que la France, afin de conserver sa fierté de grande nation, s’endormait, ne voyant que les violences commises par le FLN ; et pendant que la presse respectueuse, soucieuse de ne pas « démoraliser » un peuple pointé du doigt, disait aux Français : « Vous êtes formidable », Sartre leur disait : « Nous sommes tous des assassins », — et leur ouvrait les yeux sur la violence institutionnelle sur laquelle était fondé le système colonial [4]. Cela, la bourgeoisie paternaliste ne voulait pas l’entendre. Pour les Algériens, en revanche, quelle bouffée d’air frais que d’avoir un des plus grands écrivains français de leur côté !

     C’est que, pour Sartre, l’intellectuel « engagé » doit toujours se mettre du côté des opprimés. Qu’est-ce qui le pousse à s’engager ainsi ? L’intellectuel occidental contemporain, selon Sartre, est une figure qui se recrute parmi ce qu’il appelle les « techniciens du savoir pratique » — c’est-à-dire, les professeurs, les scientifiques, les ingénieurs, les écrivains, les médecins, etc. — et qui apparaît lorsque les lois universelles de son travail entrent en contradiction avec les lois particularistes de la structure capitaliste. Un remède que découvrent des chercheurs en médecine, par exemple, peut guérir, en principe, n’importe quel corps humain ; mais la recherche du profit et les lois du marché qui règlent la production capitaliste font que ce remède universel ne sera probablement accessible qu’à une élite privilégiée. De même, les recherches que mènent des savants nucléaires débouchent sur la découverte de lois universelles dans le domaine de la science ; mais à l’ère du capitalisme monopolistique, l’armée américaine, par exemple, peut se servir de ces recherches pour mettre au point des armes très destructrices, dans le cadre d’une politique impérialiste servant les intérêts particuliers d’une minorité très puissante. Dans la mesure où ces chercheurs en médecine et en physique nucléaire touchent dans leurs recherches à l’universel, ce sont ne sont pas encore des intellectuels : ce sont des techniciens du savoir pratique. Mais si ces mêmes chercheurs, indignés par les fins que sert leur travail, se rassemblaient afin d’y résister et de mettre l’opinion publique contre cette exploitation de leurs recherches — alors, dit Sartre, ils deviennent des intellectuels [5]. Cette découverte de l’aliénation, en soi et hors de soi, est ce qui rapproche l’intellectuel des autres personnes exploitées et aliénées. La contradiction dont il souffre étant celle de la société capitaliste elle-même, il se met du côté de ceux qui veulent la dépasser. 

     Mais il existe d’autres techniciens du savoir pratique qui arrivent à s’accommoder de leur contradiction. En effet, il faut se rappeler que la plupart d’entre eux sont issus de la bourgeoisie, qu’ils ont reçu une éducation bourgeoise, et que, par conséquent, ils sont imprégnés, malgré eux, de préjugés et de l’élitisme bourgeois. Prédisposés par leur salaire et leur prestige supérieurs à se sentir au-dessus des catégories populaires, certains d’entre eux « se sont, tôt ou tard, faits [les] chiens de garde [de la bourgeoisie], comme a dit Nizan. Les autres, ayant été sélectionnés, demeurent élitistes même quand ils professent des idées révolutionnaires. Ceux-là, on les laisse contester : ils parlent le langage bourgeois. Mais doucement on les tourne et, le moment venu, il suffira d’un fauteuil à l’Académie française ou d’un prix Nobel ou de quelque autre manœuvre pour les récupérer [6]. » C’est le piège que l’on tendit à Sartre en 1964 — et qu’il évita en devenant le premier écrivain à décliner volontairement le prix Nobel de littérature. C’est que ce prix, pour Sartre, renforce les rapports d’inégalité entre les hommes ; il s’agit d’une petite distinction qui, en brisant les liens humains de solidarité et d’égalité, relève du monde élitiste des « salauds ». Accepter ce prix l’aurait donc mis en contradiction avec les rapports humains réciproques qui lui étaient si chers — réciprocité affirmée avec rigueur dans les dernières lignes des Mots : « Ce que j’aime en ma folie, c’est qu’elle m’a protégé, du premier jour, contre les séductions de “ l’élite ” : jamais je ne me suis cru l’heureux propriétaire d’un “ talent ” : ma seule affaire était de me sauver — rien dans les mains, rien dans les poches — par le travail et la foi. Du coup ma pure option ne m’élevait au dessus de personne : sans équipement, sans outillage je me suis mis tout entier à l’œuvre pour me sauver tout entier. Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui [7]. »

     Ainsi, que ce soit en s'adressant sans cesse aux bourgeois pour leur dire ce qu'ils ne veulent pas entendre ; en se faisant un intellectuel engagé du côté des opprimés, à l'inverse des « chiens de garde » ; ou en déclinant le prix Nobel de littérature, institution de la distinction bourgeoise par laquelle la classe dominante peut récupérer ses enfants ayant « erré du droit chemin » — on comprend que Sartre gêne tant la bourgeoisie, tel un fils qui révèle la vraie nature de ses parents, et que sa voix soit occultée par l’idéologie dominante. Pour nous qui luttons contre la domination bourgeoise, en revanche, voilà pourquoi cette voix lumineuse nous manque tellement aujourd'hui.

Bradley T. Smith




[1]. Nous devons cette expression à Sartre lui-même. Voir J.-P. Sartre, « Justice et État » [1972], in Situations, X, Paris, Gallimard, 1976, p. 62.
[2]. J.-P. Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : L’intentionnalité » [1939], in Situations, I, Paris, Gallimard, 1947, p. 29.
[3]. Cf. J.-P. Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, 1938, p. 169-170.
[4]. Voir, à ce propos, les textes de Sartre touchant au colonialisme et au néo-colonialisme regroupés dans Situations, V, Paris, Gallimard, 1964.  
[5]. Nous empruntons ces deux exemples à Sartre ; cf. J.-P. Sartre, « Plaidoyer pour les intellectuels » [1965], in Situations, VIII, Paris, Gallimard, 1972, p. 378 et 394.
[6]. J.-P. Sartre, « Justice et État », op. cit., p. 61.
[7]. J.-P. Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, 1964, p. 206.